Elégies Internationales - Yvan Goll



 


 

Inhalt

Peuples guerriers!
J'ai couché dans le printemps
La chute des villes
Jusqu'à vos cathédrales
Bombardement
Printemps de guerre
Automne de guerre
Et moi qui n'avais point d'amie encore
Je suis un homme droit
Charleroi
Le supplice de la mer
Le frère des frères

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Peuples guerriers!

Peuples des chansons militaires! Rêveurs! Européens!
   Pourquoi ces matins grelottant sous le clairon, ces campements dans la fraise des bois, les villes énervées du sang lointain, la cavalerie flottante par les brouillards, des routes hagardes traînant l'exode des veuves, des plaines inondées de feu, les enfants sentinelles, les nuits malades et chancelantes à la toux du canon, et puis la pitié des Croix-Rouges? Pourquoi cherchiez-vous l'amertume et la douleur, le tambour claquant de ses os et la plainte des tombes dans les dunes
   Peuples rêveurs!
   Et vous aviez déjà la guerre hurlante dans les galeries de vos houillères! Et la guerre sournoise qui rongeait les fabriques carrées et grises, les bureaux du coton et du tabac! L'état-major des banques! Le blé était le génie de victoire! L'eau était l'ennemi! La ruse d'un express déraillant sur le pont armé! La faim criarde de vos femmes! L'anarchie de vos fils! Peuples guerriers! Tisserands! Ouvriers! Vos chèques! Les journaux! Quels combats! Hauts-fourneaux! Le sang au cœur et dans les yeux!
   O peuples héroïques! Vous qui cherchez votre grande bataille!
   Vous en perdîtes la plus grande, Européens !
   L'Europe!


J'ai couché dans le printemps...

J'ai couché dans le printemps de ton jeune pré, mon frère, et mon cheval a brouté tout ton trèfle rouge et blanc.

   J'ai caché la honte de nos patrouilles dans les ombres de ton blé, mon frère, et j'ai enfui notre batterie dans le ventre de tes dernières meules.

J'ai piétiné le seigle et j'ai coupé la fragile framboise: oh les buissons ardents! ma main en sortit vile et veule.

   Nous avons tous des fleurs au képi et des rubans sur le cœur: mais ça ne fanera jamais, car c'est de toi, mon frère, c'est ton sang.


La chute des villes

Même: Vous trahissez vos villes et vos filles! Vous les laissez ainsi que des coquilles oubliées par la marée des batailles.
   Vos pauvres villes sont folles: leurs rues fières sont saoules de sang, et déjà dansent-elles la marche du vainqueur.
   Leurs incendies ont dévoré les cachettes de votre cœur, et les ponts ont jeté au fleuve leurs souvenirs en fuite.
   Peuples, vous reniez vos villes: les dômes dont les seins allaitaient vos chrétiens, les cafés assis en été sous la marquise, l'honneur équestre de vos grandes places et la noblesse de l'Hôtel-de-Ville.
   Leurs fils sont mutilés, leurs filles sont des demoiselles, qui auront faim, qui auront faim!
   Peuples guerriers: par le malheur de vos cités vous trahissez vos filleuls et vos pères!


Jusqu'à vos cathédrales...

Jusqu'à vos cathédrales, les navires d'outre-ciel, jusqu'aux pieuses chapelles, qui abritaient le val bruyant sous la mantille de leurs cloches,
   Vous avez abattu les tours, les ruches du soleil, vous avez saccagé le jardin matinal de votre vierge: les gobelets d'or et de vin et le troupeau des cierges, qui broutait autour du peuple.
   Où devrons-nous reposer nos genoux? Où pourrons-nous déposer notre cœur tel un bijou qu'on ôtait dans l'armoire de la mère pour dormir?
Vous ne rechercherez plus le secret gothique, vous vous acharnerez à des canaux, des hôpitaux et des fabriques et vous aurez raison.
   Mais vous ne saurez plus la rosace qui du vent, du soleil et de l'âme indiquait Funanime et l'ultime voix!
   La brisure des vitraux saints brille à travers la paille de vos blessés, et seul le Christ manchot tient tristement la place, où Dieu servait tous ses servants.


Bombardement

   «J'ai peur, ma mère!»
   Tais-toi! C'est le ciel qui en veut à notre ville. La ville était trop fière et tendait ses usines comme des poings vers le ciel. Et que le boulevard regrette et pleure - il n'en est rien! Nos maisons uniformes crouleront vers son rivage. Aucune étoile pour nous retenir. Les nuages d'été dressent leur dard: il tonne. Tais-toi! le ciel est malheureux: il crie.

   «J'ai peur, ma mère!»
   Tais-toi! C'est la terre qui se révolte. Nos mines la tracassent toute la nuit. La terre a des colères comme la bête. Le fiel de son grisou s'ébranle. Ton père y est bien mort aussi. L'incendie déshabille l'horizon tout entier. Et la terre s'effraie de la nudité de ses champs opaques. Elle se dresse et elle punit. Tais-toi! La terre est malheureuse: elle bat.

   «J'ai peur, ma mère!»
   Tais-toi! C'est l'homme qui en veut à l'homme. Le ciel est doux comme un aveugle. La terre est triste comme une orpheline. Mais l'homme surgit. D traîne par l'Europe ses régiments et ses canons bavards. L'homme rugit! D tache la nuit de son sang. Il trame le linceul de notre ville: et la navette de ses obus est plus alerte que celle du tisserand. C'est la guerre: tais-toi! L'homme est malheureux: il tue!


Printemps de guerre

Mais lorsque tous les neuves embrasseront leur rive comme un souvenir, les champs s'alarmant au bruit des chevauchées du Sud,
   Voici les laboureurs, lourds artilleurs au casque noir et or, qui fouleront les calmes primevères,
   Voici les canons lents triant furtivement les quarts et les huitièmes du cadre rural. Et leurs roues graveront la douleur du sillon.
   La batterie dans le buisson éclatera entre les nuées d'aubépines et bondira par les jardins avec les pommiers épanouis vers le ciel. Et la chute de ses grenades comblera notre siècle.
   Les nuits ne seront plus les tendres pèlerins: les nuits souffriront comme des phtisiques qui crachent en rêvant le sang: une lave d'obus.
   Les serres de tulipes agenouillées dans les Flandres auront des lèvres rouges, qu'on dirait des cocottes de Paris, car tous les fils de bourgeois du pays ont dormi dans leur lit.
   Et des colonnes bleues, des colonnes noires, sortiront en chantant du creux des prés mouillés: des soldats de zinnobre, des soldats de feu, mourront en embrassant l'ultime Vie.


Automne de guerre

Aux blés: Voici les épis blonds et bruns sous le rideau de bluets et de coquelicots! Voici les soldats blonds et bruns dans leur capote et leur plaie rouge! Vous tracerez le sillon de leur croix. Vous ouvrirez les ailes de vos granges aux chariots et à l'ambulance!

   Holà, la vigneronne au tablier fleuri! Dans le calice de tes mains étreins les grappes du soleil. Et par les ceps bleus de sulfate et par les fils de fer les grappes rouges de l'infanterie tachent ta jupe. Ton vin se lèvera, roux de leur sang et lourd de leur orgueil!

Vous aurez chaud, les gueux, tout cet hiver! Vos chars et vos brouettes seront trop petits pour les squelettes des sapins et les cercueils des antres souterraines. Vos brancards seront trop étroits pour les diables des Alpes qui, tels les daims, sont morts de liberté!

   Et vous sur les grand'routes! Les pommes tombent dans la poussière des fossés, les poires pendent par dessus les murs du parc. Attelez, les charretiers! Mais vos fourgons sont pleins déjà de ronds boulets cuivrés et des obus mûris dans les nuits chaudes des fabriques!


Et moi qui n'avais point d'amie encore...

Et moi qui n'avais point d'amie encore, à qui penser pendant toute une mort?
    A qui offrir la floraison des aubes pleines des bravos du thym?
    Qui courra au passage de mon tambour sonnant la gloire comme un squelette?
    Ma mère aura le crêpe et ornera ma tombe des géraniums aigus de sa cuisine.
  Et ma photographie acceptera le souvenir de mes deux épaulettes rouges (en dessous des diplômes).
   Mais moi qui n'étais qu'un enfant, qui gardera mon cœur de perce-neige?


Je suis un homme droit...

Je suis un homme droit. Mon front d'ivoire porte en couronne les étoiles. Mon boulanger pétrit mes ronds soleils de pain. Mes enfants m'aiment.
   Je suis un homme et vous êtes mon peuple.

L'échelle de Jacob tous les soirs descendait du ciel vers mon lit, et l'homme était frère de Dieu. J'étais libre et le consultai. J'étendai loin les ailes de ma conscience.
   J'étais un homme, un homme de mon peuple.

Pourquoi me voulez-vous taupe, requin, vautour? Le ciel, la mer, la terre, j'en étais bon propriétaire. Je travaillai le champ, l'onde et le vent. Ils me servaient tout en m'aimant.
   J'étais un homme, un homme de mon peuple.

Voici que ton obus blesse la fragile semaille. Ton sous-marin sournois assomme le pêcheur, qui régnait là depuis mille ans. L'aéroplane dans son manteau de vent imite le geste de foudre. Tuer en chantant, bénir en râlant...
   Je suis un homme droit, je ne te suivrai pas, mon peuple!


Charleroi

Dans les halls de la nuit nous forgions la grandeur de la cité. La ferraille haletante enivrait comme un vin trop lourd le ciel et la campagne et leur prenait l'haleine.
   Le pouls de la cité battait au tocsin de nos vagonnets. Et les horloges épiaient les sirènes.
   La cohorte des cheminées agitait ses drapeaux rougeâtres en signe de victoire.
   Dans les halls de la nuit nous forgions la grandeur Euro-pénne. Et nous étions sa gloire.

   Mais voici qu'à midi
   Le cliquetis des baïonnettes
   Fendant le soleil en cent mille aiguilles
   Fracassa les halls du travail -
   La cité balbutia quelques rumeurs de cloches.
   Et la bataille coula claire comme la fonte par le midi noirci de tant de mort.
   La chaudière de sang éclata en cadavres.
Le cœur de Charleroi était percé. Les rues pendaient au long et portaient leurs murs dans leurs mains comme des hommes écrasés rattrapent leurs entrailles.
   Dans les halls de la nuit, dans le bercail du fer, les régiments des travailleurs chantèrent la mort de l'Europe.


Le supplice de la mer

La mer, la sombre vierge aux cheveux roux: est-ce elle qui porte le casque d'acier gris? Et sa crinière flambe?
   Dans vos lourdes cuirasses, vous chevauchez l'onde amoureuse! Vous lui mettez les mords du fier dreadnought, pour que sa lèvre amère écume; et tout en se cabrant la grande guerrière obéit!
   Mais vous inquiétez ses loisirs, peuples pervers, et vous la privez de ses clairs voyages! Elle aimait les yachts blancs et les villas sentimentales, elle aimait s'accouder aux docks sentant le cacao, aux ports cinématographiques...
   Que l'éperon du sous-marin ne l'effraie pas, quand le ver luisant des torpilles rongera sa chair mate et molle jusqu'au rocher des navires de bataille et qu'elle saignera!...
   La Mer, la Sainte, la Virginité: est-ce elle qui sera d'un peuple la nouvelle Jeanne?
   Et pourtant, elle ne vous aime pas !


Le frère des frères

Nous étions des bras noirs et des voix sourdes dans les palais d'or et de houille; seul notre nom était humain et notre pain nous parlait de midi.
   Quand nous faisions saigner la terre de ses blessures de pétrole, ou que nous mordions des tunnels dans le glacier livide et creusions les caves d'un canal dans la plaine,
Nous n'étions que des numéros de statistique; mais nous étions des frères. Et nous aimions la terre et son travail. Nous étions Nous!

   Or maintenant vous êtes l'armée du grand général. Le général c'est votre armée. Vous êtes patrie, foule, cri...
   Vous n'êtes plus vivants: la volonté de l'adjudant vous cingle.
   Oh! abattez ma ville, forcez ma fille et encore ma femme, ayez les vertus du lion et du brochet rapace, vous qui n'étiez que bras noirs et voix sourdes: brûlez la carcasse des couloirs de nos mines et déchirez la dentelle de nos ponts de fer...
   Je ne vous tuerai point pour votre casque ou pour votre képi!
   Vous n'êtes que foule et cri: Ce n'est pas Vous!

   Car je sais, votre cœur est là comme une noix que personne n'a su casser, et votre cerveau est un soleil noir, qui se consume, au lieu de rayonner...
   Mes frères, pour être des hommes, nous nous aimerons!


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